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            L’enterrement de Robert Harville eut lieu le lundi après-midi. Salarnier s’y rendit en compagnie de Rital. La famille possédait une maison de campagne dans l’Eure, près de Maniville. Un caveau abritant les restes des Harville depuis trois générations attendait ceux de l’avant-dernier porteur du nom…

            À l’Église, durant le sermon du curé, Salarnier ferma les yeux. La visite du matin, à l’Hôtel-Dieu, s’était relativement bien passée. Tous les mois, pendant une semaine, Martine faisait une cure de chimiothérapie. Depuis avril : Patrick l’avait lui-même opérée fin mars. Et, ce matin, donc, le bilan semblait rassurant. Patrick avait examiné le sein, tout évoluait au mieux. Mais, en rentrant à Gentilly, Martine avait pleuré. Face à la grande glace de l’entrée, elle fit glisser sa perruque. Quelques touffes de cheveux subsistaient encore, par plaques. Salarnier la prit dans ses bras et l’embrassa longuement.

            À la fin de l’office, les employés municipaux portèrent le cercueil dans le petit cimetière. Les amis et la famille défilèrent devant le tombeau ouvert en agitant un goupillon qu’un enfant de chœur leur tendait. Salarnier sacrifia lui aussi au rite. Quand tout fut terminé, Dudrand, le collègue du médecin assassiné, s’approcha du commissaire.

            — Alors, demanda celui-ci, à voix basse, je sais bien que ce n’est guère le moment, mais… vous avez une idée, pour l’arme ?

            — Je crois que oui… répondit Dudrand en prenant le bras de Salarnier. La plaie est absolument nette, on a frappé une seule fois, avec un instrument extrêmement tranchant. Je ne pencherais pas pour un sabre ni pour une hache…

            Salarnier ne connaissait pas Dudrand. On l’avait néanmoins averti qu’il s’agissait d’un bavard adorant préparer ses petits effets, et qu’il fallait ménager, car il se froissait vite.

            — Ni une hache ni un sabre, alors quoi ?

            — Ni une hache ni un sabre, reprit Dudrand. Voyez-vous, avec un sabre, on coupe droit, à l’horizontale. J’ai eu le cas, il y a deux ans, une bagarre d’étudiants asiatiques à la Cité Universitaire. La décapitation par le sabre, aussi bien faite, exige une technique très sûre de la part de l’exécuteur. Vous avez entendu parler de Mi-shima ? L’écrivain japonais ? Sa mort a été épouvantable : le disciple qu’il avait choisi pour le mettre à mort par le sabre, trop ému, n’a pu mener à bien sa tâche. Il a frappé à deux reprises dans l’épaule. Et il a fallu qu’un second disciple prenne le relais… Horrible, n’est-ce pas ?

            — Et dans le cas qui nous occupe ? demanda Salarnier, irrité.

            — J’y viens, mon cher, j’y viens, rétorqua Dudrand, légèrement condescendant ; donc, dans mon affaire d’étudiant asiatique, nous avions en face de nous un grand maître. Savez-vous que, parmi les arts martiaux, il existe une discipline qui n’étudie que l’art de dégainer le sabre. De dégainer et u-ni-que-ment de dégainer, vous rendez-vous compte ? Cela s’appelle le iai-dô. Enfin, bref, décapiter quelqu’un au sabre, d’un seul coup, croyez-moi, ce n’est pas de la roupie de sansonnet. Mais c’est pour une autre raison que j’écarte l’idée du sabre, et je vous dirai laquelle. Quant à la hache, alors là, non, absolument pas. L’objet qui a tranché la tête de notre ami Harville était très fin, très effilé, beaucoup plus que ne peut l’être la plus fine des haches, qui peut certes trancher efficacement, mais toujours en provoquant un certain écrasement des berges de la plaie, vous me suivez ?

            — Alors ? soupira Salarnier, résigné.

            — Exit la hache, et exit le sabre : j’ai retrouvé sur le cou des particules de rouille.

            — Je ne vois pas ce qui permet… risqua Salarnier.

            — D’écarter à cause de cela l’hypothèse du sabre ? coupa Dudrand. Hé bien mon cher, disons simplement que le genre de personnage capable de décapiter ainsi ses contemporains vénère son arme et ne la laisse pas rouiller.

            Salarnier ferma les yeux, un bref instant. Dudrand quittait allègrement son domaine de compétence ; la psychologie du détenteur d’armes blanches n’était à priori pas son rayon, mais Salarnier se tut : en l’occurrence, Dudrand ne racontait pas de bêtises.

            — Le problème est donc le suivant, reprit le médecin. Voilà un objet tranchant, effilé, mais qui contient certaines particules de rouille… le bord de la lame est intact, mais les flancs sont oxydés. Conclusion, il s’agit d’un objet relativement large.

            Salarnier imaginait déjà d’infernales rapières, des hallebardes sanguinolentes, des cimeterres menaçants, toute une quincaillerie de grand-guignol, qui n’en finissait plus de cliqueter…

            — L’expérience me conduit à dire que nous n’avons qu’une seule solution, poursuivit Dudrand.

            — Laquelle ? s’écria vivement Salarnier.

            — La faux, mon cher, on a tranché la tête de Harville à coup de faux…

            — Vous… vous êtes certain de…, bégaya Salarnier.

            — Je ne m’avancerais pas sans de solides arguments ! Je pourrais vous montrer un compte-rendu d’expertise pratiquée il y a une dizaine d’années par un confrère bordelais. Une querelle de famille chez des paysans particulièrement primitifs… L’un d’eux a tué son frère à coups de faux. Le descriptif des blessures est strictement identique à ce que j’ai pu relever sur le cadavre de ce pauvre Harville. Au sabre, voyez-vous, on coupe à l’horizontale… prenez une faux en main et imitez le geste du faucheur rasant un pré. Vous effectuerez des mouvements légèrement circulaires, et dont la trajectoire suit le sens du bas en haut ; or les vertèbres cervicales de mon infortuné collègue…

            — Je lirai tout cela… lança Salarnier. Une faux ! Bon Dieu, une faux, vous vous rendez compte, en plein Paris ? !

            Il siffla entre ses dents. Un dingue s’était baladé dans les rues avec une faux, pour assassiner un médecin légiste.

            De retour à Paris, Salarnier se rendit au BHV en compagnie de Rital. Ils descendirent au sous-sol et demandèrent une faux au rayon jardinage. Le vendeur, interloqué, leur montra toute une gamme de tondeuses mécaniques. De faux, il n’en avait pas vendu depuis des lunes !

            — C’est peut-être pas si important ? risqua Rital.

            — Non, évidemment, admit le commissaire, je voulais simplement me rendre compte, mieux voir le geste, tu comprends ? Harville était à genoux, et le dingue a brandi son outil… Il faut vraiment en vouloir à quelqu’un pour le tuer comme ça, non ?

            — Non, dit Rital, il faut simplement être dingue. Ou alors…

            — Ou alors ?

            — Ou alors, se prendre pour la Mort !

            — La mort ?

            — La Mort, avec un M majuscule, le personnage de la Mort, quoi, le squelette enveloppé d’une cape noire… Ce qui m’étonne, moi, c’est qu’il a bien fallu que Harville accepte de se faire liquider…

            — Et pourquoi donc ?

            Ils parlaient en dédaignant totalement le vendeur, qui restait planté là, les bras ballants, à les regarder, atterré.

            — Même si j’étais à genoux, dans la boue, reprit Rital, devant un type armé d’une faux, je tendrais les bras en avant, pour me protéger, par pur réflexe. Non ?

            — Le coup a été porté de l’arrière, expliqua Salarnier, c’est dans le rapport d’autopsie, Harville n’a rien vu venir…

            Ils rentrèrent au Quai. Salarnier éplucha l’agenda que Laurent Harville lui avait confié. Il n’y trouva rien d’exceptionnel. Une cinquantaine d’adresses figuraient dans le répertoire, rigoureusement classées par ordre alphabétique : collègues, parents, amis. Salarnier ne savait par quel bout s’y prendre. Il chargea un inspecteur de fouiller dans le compte en banque du médecin, et en envoya un autre interviewer le petit personnel de la Morgue, à tout hasard. En début de soirée, Rital débarqua dans le bureau, un petit sourire aux lèvres.

            — Qu’est-ce qui te fait marrer ? demanda Salarnier, Jaruzelsky est mort ?

            Rital brandissait deux feuillets qu’il tendit au commissaire.

            — Ce n’est sans doute pas bien important, dit-il, j’ai regardé la liste des meurtres ou accidents inexpliqués, avec décapitation, pour ces derniers mois : j’en ai trouvé deux, un qui relève de notre compétence, l’autre de celle des gendarmes.

            Salarnier prit connaissance des documents. Le premier relatait la mort d’un homme d’une cinquantaine d’années, non identifié. Les gendarmes de la Brigade Fluviale avaient repêché son cadavre, sans tête, dans la Marne, début septembre. Ils s’étaient contentés de classer dans la rubrique « accidents » en mettant le fait en parallèle avec la découverte d’un zodiac éventré, échoué sur un déversoir. Conclusion : Monsieur X se baladait sur la rivière, il est tombé de son canot, l’hélice lui a cisaillé le cou. L’état du corps, fortement putréfié, n’avait autorisé aucune expertise digne de ce nom.

            — Après quelques jours dans la flotte, expliqua Rital, les chairs pourrissent, les rats viennent au casse-croûte, et il devient impossible de savoir ce qui a bien pu couper la tête : une hélice ? une hache ? une faux ?

            Le second rapport concernait un cadavre découvert en forêt de Sénart sous un tas de feuilles mortes à la mi-octobre. Comme dans le premier cas, la date tardive de l’autopsie interdisait la formulation d’hypothèses sérieuses quant à la nature de l’arme ayant servi à la décapitation.

            — Le premier en septembre, récapitula Rital, le second en octobre, et nous voilà en novembre avec Harville sur les bras… ça vaut le coup de voir, non ?

            Salarnier acquiesça. On ne détenait aucun élément concernant l’identité des deux décapités. Cela n’était guère surprenant. Chaque année, en France, des dizaines de personnes disparaissent sans que jamais on ne retrouve leur trace.

            Époux las des scènes de ménage, qui s’évanouissent dans la nature après être sortis acheter un paquet de cigarettes, enfants qui ne rentrent pas chez Papa-Maman un beau jour, après la classe, jeunes femmes qui, brusquement, abandonnent leur chambre de bonne en laissant toutes leurs affaires, y compris le canari qui meurt de faim dans sa cage, l’échantillonnage des disparitions inexpliquées est très large.

            Le mystère alimente l’imagination fantasque et vagabonde des sectes de toutes sortes : après la vogue de la « traite des blanches » un autre folklore se fait jour : les extra-terrestres ! Les Martiens à poil bleu, munis de douze paires de tentacules visqueux à souhait, prélèveraient quelques spécimens d’humanité afin d’en étudier le comportement, avant d’envahir massivement notre planète…

            Salarnier savait qu’il suffit d’ouvrir le journal pour y lire des annonces promettant une récompense substantielle à qui pourra fournir des renseignements concernant le petit X, cheveux blonds, quatorze ans, tache de vin sur la joue droite, ou à propos de Madame Y, la soixantaine, fort accent alsacien, vêtue d’un manteau vert, disparue de son domicile la veille du quinze août…

            — Oui, dit Salarnier, ça vaut le coup d’essayer. Demain, tu sors les deux dossiers et on essaiera de comparer avec les listes de disparus. S’il y a un lien avec Harville…

            Salarnier ne termina pas sa phrase. Rital hocha la tête.

            — Et s’il n’y a pas de lien, dit-il, si c’est un dingue qui choisit au pif ?

            Salarnier haussa les épaules, se leva, mit son blouson, et quitta le Quai quelques minutes plus tard. Il fila chez Fauchon acheter du saumon, une langouste, un vin fin. Lundi 18 novembre : l’anniversaire de son mariage avec Martine. Le treizième : était-ce un présage ?